martedì 27 giugno 2017

La Tunisia post Ben Ali, dal partito unico e nuove egemonie

Sulla Tunisia post Ben Ali
Dal partito unico a partiti e movimenti

http://conflits.revues.org/18216
La revue
Amin Allal et Vincent Geisser

La Tunisie de l’après-Ben Ali

Les partis politiques à la recherche du « peuple introuvable »
p. 118-125
Index | Plan | Texte | Notes | Citation | Cité par | Auteurs

Texte intégral

De l’euphorie révolutionnaire au retour des vieux démons

  • 1  Hermet G., Sociologie de la construction démocratique, Paris, Economica, 1986 ; Banegas R., « Les (...)
  • 2  International Crisis Group (ICG), Tunisie. Périls économiques et sociaux de la transition, Rapport (...)
1L’unanimisme révolutionnaire des premières semaines de l’après-Ben Ali semble avoir cédé la place à un profond pessimisme tant chez les citoyens ordinaires marqués par le contexte d’incertitude politique et la dégradation de la situation socioéconomique, que chez les acteurs institutionnels et partisans qui se disputent le droit de contrôler le processus de « transition » et d’incarner aux yeux du peuple les « vertus » de la démocratisation. Il est vrai, que le gouvernement provisoire de Béji Caïd Essebsi, nommé Premier ministre le 27 février 2011, succédant à Mohamed Ghannouchi, tente de bâtir un « programme des urgences de légitimation démocratique 1 », cherchant à conforter l’image lisse d’une démocratisation non problématique et consensuelle, et ceci afin de rassurer les partenaires étrangers et les bailleurs de fonds internationaux de la Tunisie. D’où cette ambigüité, d’un gouvernement provisoire qui tend à se comporter comme un gouvernement permanent, annonçant des plans de développement dignes de la période Ben Ali et engageant des politiques publiques sur le moyen et le long termes : « Jouant sur la continuité et la stabilité, le gouvernement provisoire demeure tiraillé entre une incapacité patente à communiquer sur les besoins les plus urgents de la population et un réflexe autoritaire le conduisant à se faire le garant du consensus et de l’unité nationale » 2. Face à lui, les acteurs partisans, issus de la résistance au régime de Ben Ali ou des milieux indépendants (ordres professionnels, intellectuels, ONG, etc.) lui contestent toute légitimité démocratique, le cantonnant à un registre purement technocratique, rappelant son caractère éphémère, tout en poursuivant avec lui des médiations et des négociations qui, en retour finissent par lui donner une certaine crédibilité. Toutefois, cette opposition, désormais légale, qui fonde principalement sa légitimité sur son combat historique contre le régime autoritaire et revendique le monopole à représenter les aspirations révolutionnaires, apparaît divisée et surtout déphasée par rapport à de larges secteurs de la population tunisienne qui ne se sentent toujours pas représentés par les « élites de la capitale » et tendent à considérer les nouveaux « forums démocratiques » (partis et institutions de la transition) comme des enclaves héritées de l’ancien régime.

La difficile reconversion des anciens partis de l’opposition

2Sous le régime de Ben Ali, les organisations partisanes pouvaient être classées en trois catégories en fonction de leur allégeance au régime : les partis-croupions clients du Palais présidentiel, les partis légaux et indépendants et les mouvements politiques non reconnus par le ministère de l’Intérieur et de facto illégaux. Les premiers, tels le Parti de l’unité populaire (PUP), l’Union démocratique unioniste (UDU) et le Mouvement des démocrates socialistes (MDS) étaient généralement des coquilles vides, sans base militante, dont l’activité interne tournait autour d’une personnalité, en relation directe avec la présidence de la République et les services de sécurité. Leur principal rôle était d’entretenir la façade pluraliste du régime aux yeux des observateurs internationaux.
3Les seconds, tels le Parti démocrate progressiste (PDP), Ettajdid (ancien Parti communiste tunisien) ou le Forum démocratique pour le travail et les libertés (FDTL), bien que jouissant d’une reconnaissance légale, étaient étroitement surveillés par la police politique, leurs publications régulièrement censurées, limitant ainsi leur capacité à animer une vie politique « normale » sur le territoire tunisien.
  • 3  Burgat F., L’islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2008.
  • 4  Sur les partis politiques tunisiens sous le régime de Ben Ali, cf. Camau M., Geisser V., « À la re (...)
  • 5  Allal A., « Réformes néo-libérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les m (...)
  • 6  La plus importante d’entre elles est l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la (...)
  • 7  Camau M., « Le discours politique de légitimité des élites tunisiennes », in Santucci J.-C., Flory (...)
4Enfin, les derniers, comme le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki, le Parti communiste des ouvriers tunisiens (PCOT) de Hamma Hammami et les islamistes du mouvement Ennahdha (Renaissance) étaient illégaux, pourchassés par le pouvoir benaliste et donc condamnés à mener leurs activités dans la clandestinité. À l’exception des islamistes qui ont pu constituer au cours de la période 1981-1991 un véritable « parti de masse » 3, la quasi-totalité de ces partis politiques n’ont jamais eu vraiment de bases populaires. Ils étaient caractérisés par un recrutement élitiste, limité aux classes supérieures et professions libérales des centres urbains (Tunis, Sousse, Sfax, etc.). Plus que d’organisations partisanes, il s’agissait, en réalité, de proto-partis bâtis autour d’un leader plus ou moins charismatique et fonctionnant sur un mode extrêmement personnalisé, reproduisant parfois la dérive présidentialiste du régime 4. L’une des raisons fréquemment avancées pour expliquer cette atrophie politique et partisane en Tunisie, était le verrouillage sécuritaire de l’espace public. En somme, ces organisations ne pouvaient aspirer légitimement à devenir des « vrais » partis politiques, en raison de la répression systématique conduite par le régime benaliste. Or, cette explication néglige le contexte social tunisien (les clivages socio-territoriaux) et aussi l’idéologie des élites tunisiennes (réformisme « par le haut »), qu’elles se situent dans la sphère du pouvoir ou les milieux oppositionnels. À certains égards, l’on peut dire que le contexte actuel a donné du crédit à cette hypothèse : les proto-partis, pourtant auréolés par leur rôle dans la résistance et dynamisés par le processus de libéralisation – ils ont désormais un statut légal – éprouvent des difficultés à se constituer une base militante. Ils n’arrivent pas à s’implanter dans les régions de « l’intérieur » qui ont fourni le gros des contingents des protestataires comme lors des révoltes du bassin minier de Gafsa en 2008 5ou pendant les mobilisations de l’hiver 2010-2011 à Kasserine, Sidi Bouzid et Thala. D’ailleurs, à titre d’illustration de ce décalage entre les partis politiques et les populations, on peut noter le faible taux d’inscription sur les listes électorales (moins de 25 % d’inscriptions au 1er août 2011). Une telle situation d’isolement politique conduit certains partis démocratiques à opérer des transactions collusives avec les réseaux de l’ancien parti quasi unique (RCD) et les milieux islamistes, pour espérer toucher les populations de l’intérieur indifférentes aux « partis d’élites », en dépit d’un discours rassembleur, aux accents parfois populistes. Leur présence massive dans les nouvelles institutions de la « transition démocratique 6» n’a pas davantage renforcé leur proximité avec les citoyens ordinaires. Au contraire, elle les a enfermés dans leur « bulle élitiste » qui prouve encore que la question de l’autoritarisme ne se réduit pas au registre de la coercition mais intègre aussi des variables liées aux formations sociales et aux modes de pensée des groupes dominants, continuant à véhiculer une conception tutélaire de la démocratie 7.

De l’islamisme imaginaire à l’islamisme réel : le retour en force des militants de l’islam politique

  • 8  Camau M. et Geisser V., « L’islamisme imaginaire : identité obsédante et structurante des scènes p (...)
5Bien que totalement laminé par vingt années de répression du régime Ben Ali (des milliers d’arrestations, torture systématique des prévenus, disparitions, viols pratiqués sur les épouses des militants, etc.), le parti islamiste Ennahdha, légalisé – pour la première fois – le 1er mars 2011 n’a jamais vraiment été absent des scènes politiques tunisiennes. Malgré l’exil de la plupart de ses cadres et militants, l’islamisme tunisien faisait figure de variable imaginaire, agissant comme une identité obsédante. Il structurait les débats et les enjeux politiques internes, porteur d’ambivalence dans les positionnements individuels et collectifs. De manière assez surprenante, et en dépit des changements substantiels intervenus ces derniers mois dans le champ politique tunisien (interdiction de l’ancien parti quasi unique et légalisation de plus de cent partis politiques nouveaux), les hypothèses que nous développions sous l’ère Ben Ali restent, en grande partie, valables aujourd’hui : la « persistance de l’islamisme comme facteur imaginaire, agissant au sein des espaces politiques tunisiens, à l’intérieur comme à l’étranger, nous paraît constituer la marque de la difficulté des élites oppositionnelles, comme des soutiens du régime d’ailleurs, à envisager la rupture avec le stigmate mono-partisan et à se défaire définitivement du syndrome autoritaire. L’invocation rituelle de l’islamisme est aussi une manière pour les acteurs politiques tunisiens de renforcer leur “collusion élitaire” et d’occulter leur déficit de légitimité populaire » 8. Il est vrai, toutefois, que le parti islamiste de Rached Ghannouchi contribue lui-même à la perpétuation de ce « stigmate », en se positionnant comme force hégémonique et en usant volontiers de thématiques populistes, jouant sur le thème du retour à l’ordre moral. Bien qu’ils cherchent à normaliser leur image en se présentant comme l’incarnation de « l’AKP tunisien » (en référence au Parti de la justice et du développement actuellement au pouvoir à Ankara), les islamistes nahdhaouis ne semblent pas avoir renoncé à véhiculer un discours de réforme globale de la société, oscillant en permanence entre une logique partisane classique (être un parti comme les autres) et une logique de mouvement social (agir au cœur de la société), visant à promouvoir un redressement moral de la société tunisienne. Cette ambivalence participe à entretenir un retour en force du vieux clivage islamistes/laïques qui est pourtant largement artificiel au sein de la société tunisienne actuelle.
  • 9  L’univers de l’islam politique tunisien n’est pas monolithique, des groupuscules existent, notamme (...)
6Mais le plus surprenant est la montée en puissance des islamistes comme force politique visible et active sur « le terrain » 9. Comment, en effet, un parti déstructuré par la répression, dont la très grande majorité des cadres étaient en prison, en exil ou en résidence surveillée, a-t-il pu se reconstituer en si peu de temps (moins de six mois après la chute de Ben Ali) ? Au-delà des explications fantasmatiques sur la prétendue survie de réseaux islamistes dormants (abeyance structures), agissant dans l’ombre, il semble que ce soit surtout les solidarités familiales, les réseaux de voisinage, les sociabilités de proximité et les groupes informels de soutien aux prisonniers politiques (plusieurs milliers incarcérés entre 1991 et 2009) qui expliquent la reconstitution aussi rapide de la « clientèle islamiste », à laquelle il faut ajouter l’attrait exercé par le leader Rached Ghannouchi sur les nouvelles générations tunisiennes socialisées par l’islam satellitaire. En effet, nombre de jeunes Tunisiens qui n’ont connu que le régime de Ben Ali, ne sont pas insensibles au discours « rassurant » des cadres du parti Ennahdha qui proclament à la fois leur attachement à la démocratie libérale et leur volonté de moraliser la société tunisienne traumatisée par plus de cinquante années de dictature. Pour autant le consensus au sein d’Ennahdha n’est pas total et les contradictions internes du parti islamiste éclatent au grand jour.

Quid du « parti unique » ?

  • 10  Hermet G., « Les démocratisations au vingtième siècle : une comparaison Amérique latine / Europe d (...)
7Officiellement, le 6 février 2011, toutes les activités de l’ancien parti quasi unique, le Rassemblement constitutionnel démocratique (le RCD), ont été suspendues. Dans la foulée, ses biens mobiliers et immobiliers ont été saisis. Par décision judiciaire du 9 mars, confirmée en appel le 28 mars, le RCD a même été dissous, interdit de toute activité politique et sociale sur le territoire tunisien. Sans verser nécessairement dans la thèse de la « contre-révolution » et de la manipulation des instances de la transition par les anciens réseaux du parti de Ben Ali, il est probable que les sociabilités du RCD continuent à agir sur les scènes politiques tunisiennes, se convertissant bon gré mal gré à la nouvelle donne pluraliste. Si plus d’une vingtaine des partis légalisés depuis mars 2011 sont en partie constitués de cadres ou membres actifs du RCD, cette action ne répond pas à un plan unique concerté de cadres et de militants nostalgiques du benalisme qui chercheraient à restaurer les bases de l’ancien régime mais davantage à des initiatives dispersées, comparables aux phénomènes de « reconversion partisane » que l’on a pu observer dans les pays est-européens et latino-américains 10. En ce sens, il convient de sortir des théories du complot, actuellement en vogue dans le débat public tunisien pour comprendre la recomposition des réseaux de l’ancien parti hégémonique. À l’heure actuelle, dans la Tunisie post-Ben Ali, cette recomposition emprunte trois trajectoires bien différenciées qui ne se recoupent que partiellement.
8En premier lieu, on peut identifier le transfuge de nombreuses élites locales du RCD vers les nouveaux partis démocratiques. Il est trop tôt pour évaluer l’ampleur du phénomène. Mais certaines organisations partisanes, en raison de leur discours consensuel et « ouvert », comme le PDP de Néjib Chebbi (centre libéral) ou le FDTL de Mustapha Ben Jaafar (social-démocrate) ou encore l’ancien Parti communiste tunisien (Ettajdid), semblent attirer les anciens militants du RCD désireux de se reconstruire une virginité politique. Il ne s’agit pas de stratégie d’entrisme mais davantage, et à des échelles différentes selon les partis, de reconversions individuelles, celles-ci pouvant toutefois être influencées par les partis démocratiques qui cherchent à récupérer les anciens réseaux clientélistes du parti quasi unique.
  • 11  Les rapports entre le milieu des affaires et les clans proches de Ben Ali étaient ambivalents et n (...)
9En second lieu, l’on assiste à des créations de partis attrape tout, qui sont le fait d’anciens caciques du régime. Ces derniers appartenaient généralement à l’aile libérale du RCD, perçus comme relativement éloignés des dérives affairistes et mafieuses des familles du Palais (Trabelsi, Chiboub, Mabrouk, etc.). Leurs créateurs s’appuient principalement sur les réseaux d’entrepreneurs et les milieux d’affaires 11, particulièrement inquiets par la dégradation de la situation économique et soucieux d’un retour rapide à « l’ordre ». Deux partis illustrent bien ce type de trajectoire : le parti « Al Watan » (La Patrie) créé par un ancien ministre et maire de la ville natale de Ben Ali (Hammam Sousse), Mohamed Jegham, qui jouit d’une bonne réputation dans les milieux d’affaires et la bourgeoise libérale du Sahel. L’autre parti « L’Initiative », jumeau politique du précédent, a été fondé par Kamel Morjane, époux de la nièce de l’ex-président, dernier ministre des Affaires étrangères de Ben Ali et présenté longtemps comme « l’homme des Américains » (le Département d’État US le percevait comme un successeur potentiel) ; il dispose également de relais chez les chefs d’entreprises et les professions libérales, paniqués par la montée de l’islamisme et les mouvements de jeunes manifestants de l’intérieur du pays (centre-ouest et sud).
  • 12  Camau M., Geisser V., « La sectorisation sociale du parti présidentiel », dans Le syndrome autorit (...)
  • 13  Entretiens Amin Allal, juin 2011.
10Mais l’essentiel de ce processus de reconversion partisane nous semble se situer ailleurs, notamment dans ce que nous appellerons les anciens réseaux de bienfaisance du RCD. En effet, loin d’être un parti politique au sens classique du terme, le RCD faisait figure d’acteur central de la politique clientéliste et redistributrice du régime autoritaire : la démarche était non seulement d’occuper le terrain de manière efficace mais aussi de relayer l’administration dans la mise en œuvre des politiques publiques. Dans cet esprit, l’accent était mis sur les associations de développement appelées à compenser les effets de la libéralisation économique et du redéploiement des interventions étatiques 12. Ainsi, le RCD, par sa pratique systématique du clientélisme à l’échelon local, a donné naissance à un groupe d’entremetteurs sociaux et de bienfaiteurs, susceptibles d’exploiter le contexte d’incertitude politique et économique pour vendre au meilleur prix leur pouvoir d’intermédiation auprès des nouvelles organisations partisanes post-Ben Ali qui cherchent à attirer électoralement les populations désœuvrées des régions sinistrées. C’est dans ce contexte de nouvelle concurrence pour la médiation politique au local que des conflits, trop hâtivement qualifiés de « tribaux » par la presse, éclatent dans des zones paupérisées du pays (Métlaoui dans le sud-ouest du pays) 13.

Survivance d’enclaves autoritaires et défis économiques

11En guise de conclusion de ce panorama des recompositions du champ partisan à l’œuvre en Tunisie depuis la fuite de Ben Ali et avant l’élection de l’assemblée constituante prévue le 23 octobre 2011, il nous faut évoquer trois dimensions importantes : les changements à l’œuvre au sein du syndicalisme tunisien, la permanence du dispositif sécuritaire d’ancien régime et les difficultés économiques que connaît le pays.
12Tout d’abord, l’ancienne centrale syndicale unique, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), est en effet un acteur important pour comprendre l’évolution du champ partisan. Cette organisation de masse, qui compte près de 500 000 adhérents, a contribué de façon décisive à la fin du régime de Ben Ali en promulguant la grève générale le 14 janvier 2011. L’UGTT semble désormais courir derrière les multiples manifestations et les grèves sur les lieux de travail qui se sont déroulées de façon intensive lors des derniers mois. L’encadrement, plus ou moins réussi, de ces actions protestataires par des représentants syndicaux locaux contraste néanmoins avec le décalage avéré de la plupart des partis politiques avec le Mouvement social en cours. La création du Parti du travail tunisien (vieille utopie d’un grand parti travailliste datant des années 1950), par des leaders du syndicat, est une tentative d’incarner les problématiques économiques et les multiples luttes engagées en lien avec les conditions de travail. Cela dit, il est trop tôt pour analyser le rôle que pourra jouer ce parti.
  • 14  Sur la notion d’enclaves autoritaires, cf. Garreton M. A., La posibilidad democrática en Chile, Sa (...)
  • 15  De nombreuses populations du Sud Tunisien dépendent de la contrebande avec la Libye. Cf. Meddeb H. (...)
13Ensuite, véritable enclave autoritaire 14, la permanence de l’appareil policier pléthorique issu de l’ancien régime, menace la capacité du gouvernement d’amorcer un changement politique. Malgré quelques rares mises à la retraite de cadres du ministère de l’intérieur, les réseaux de pouvoir de l’appareil de sureté résistent et sont encore en place. Enfin, les difficultés économiques (notamment dans le secteur du tourisme et dans l’industrie du phosphate) et, surtout, les aléas économiques liés à la guerre en Libye 15 restreignent la capacité d’un futur gouvernement d’amorcer des choix de politiques économiques d’importance.
14Le 6 octobre 2011.
Haut de page

Notes

1  Hermet G., Sociologie de la construction démocratique, Paris, Economica, 1986 ; Banegas R., « Les transitions démocratiques : mobilisations collectives et fluidité politique », Cultures & Conflits, 12, hiver 1993, [En ligne], mis en ligne le 14 mars 2006. URL : http://conflits.revues.org/index443.html. Page consultée le 1erseptembre 2011.
2  International Crisis Group (ICG), Tunisie. Périls économiques et sociaux de la transition, Rapport Moyen-Orient/Afrique du Nord, août 2011. Le rapport définitif n’est pas encore sorti, la pagination ne peut pas être précisée.
3  Burgat F., L’islamisme au Maghreb. La voix du Sud, Paris, Petite bibliothèque Payot, 2008.
4  Sur les partis politiques tunisiens sous le régime de Ben Ali, cf. Camau M., Geisser V., « À la recherche des oppositions tunisiennes », chapitre 6, Le syndrome autoritaire. Politique en Tunisie de Bourguiba à Ben Ali, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, pp. 227-265.
5  Allal A., « Réformes néo-libérales, clientélismes et protestations en situation autoritaire. Les mouvements contestataires dans le bassin minier de Gafsa en Tunisie (2008) », Politique africaine, n°117, mars 2010, pp. 107-125.
6  La plus importante d’entre elles est l’Instance supérieure pour la réalisation des objectifs de la révolution, de la réforme politique et de la transition démocratique, présidée par le professeur de droit et ancien membre du Conseil constitutionnel, Yadh Ben Achour.
7  Camau M., « Le discours politique de légitimité des élites tunisiennes », in Santucci J.-C., Flory M. (eds), Annuaire de l’Afrique du Nord, Centre national de la recherche scientifique, Centre de recherches et d’études sur les sociétés méditerranéennes (CRESM) - Paris , Éditions du CNRS , 1972 , pp. 25-68.
8  Camau M. et Geisser V., « L’islamisme imaginaire : identité obsédante et structurante des scènes politiques tunisiennes ? », Maghreb Machrek, n°175, 2003, p. 52.
9  L’univers de l’islam politique tunisien n’est pas monolithique, des groupuscules existent, notamment des salafistes et les activistes très visibles dans l’espace public du Hezb ut Tahrir (Parti de la Libération) qui n’ont pas été légalisés. Par ailleurs, le discours d’Ennahdha est de plus en plus concurrencé par l’un de ses anciens fondateurs, Cheikh Abdelfettah Mourou qui, lui aussi, aspire jouer un rôle politique. Source : enquête en Tunisie, Amin Allal et Vincent Geisser, février 2011
10  Hermet G., « Les démocratisations au vingtième siècle : une comparaison Amérique latine / Europe de l’Est », Revue internationale de politique comparée, vol. 8, n°2, 2001, pp. 285-304.
11  Les rapports entre le milieu des affaires et les clans proches de Ben Ali étaient ambivalents et ne se réduisaient certainement pas à une opposition entre « prédateurs » et « colombes », cf. Hibou B., « “Nous ne prendrons jamais le maquis” Entrepreneurs et politique en Tunisie », Politix, n° 84, 2008/4, pp. 115- 141.
12  Camau M., Geisser V., « La sectorisation sociale du parti présidentiel », dans Le syndrome autoritaireop. cit., pp. 214-220.
13  Entretiens Amin Allal, juin 2011.
14  Sur la notion d’enclaves autoritaires, cf. Garreton M. A., La posibilidad democrática en Chile, Santiago, FLACSO, 1989 ; Dabène O., « Enclaves autoritaires en démocratie : perspectives latino-américaines », in Dabène O., Geisser V., Massardier G. (eds.), Autoritarismes démocratiques et démocraties autoritaires au xxie siècle, Convergences Nord/Sud, Paris, La Découverte, coll. « Recherches », 2008, pp. 89-112.
15  De nombreuses populations du Sud Tunisien dépendent de la contrebande avec la Libye. Cf. Meddeb H., « L’ambivalence de la “course à ‘el khobza’”. Obéir et se révolter en Tunisie », Politique Africaine, n° 121, mars 2011, pp. 35-52.
Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Cultures & Conflits, n° 83, automne 2011, p. 118-125

Référence électronique

Amin Allal et Vincent Geisser, « La Tunisie de l’après-Ben Ali », Cultures & Conflits [En ligne], 83 | Automne 2011, mis en ligne le 04 janvier 2013, consulté le 27 juin 2017. URL : http://conflits.revues.org/18216 ; DOI : 10.4000/conflits.18216
Haut de page

Cet article est cité par

  • Koehler, Kevin. Warkotsch, Jana. (2014) Elections and Democratization in the Middle East. DOI: 10.1057/9781137299253_2
Haut de page

Auteurs

Amin Allal

Amin ALLAL est doctorant en science politique à l’Institut d’études politiques (IEP) d’Aix-en-Provence (IREMAM/CHERPA) et ATER à l’université de Nice - Sophia Antipolis. Il prépare une thèse qui analyse l’économie du consentement et la discipline telle qu’elle peut être mise en œuvre dans un régime autoritaire comme la Tunisie de Ben Ali. Publication récente: «“Avant on tenait le mur, maintenant on tient le quartier!” Germes d’un passage au politique de jeunes hommes de quartiers populaires lors du moment révolutionnaire à Tunis», Politique Africaine, n°121, mars 2011, pp. 53-68.

Vincent Geisser

Vincent GEISSER est chercheur au CNRS, à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo) de Beyrouth. Il est président du Centre d’information et d’étude sur les migrations internationales (CIEMI) de Paris.
Haut de page

Droits d’auteur

Creative Commons License

Creative Commons License
Ce texte est placé sous copyright de Cultures & Conflits  et sous licence Creative Commons.
Merci d’éviter de reproduire cet article dans son intégralité sur d’autres sites Internet et de privilégier une redirection de vos lecteurs vers notre site et ce, afin de garantir la fiabilité des éléments de webliographie. » (voir le  protocole de publication, partie « site Internet » : http://www.conflits.org/index2270.html).

Tunisie, peut-on-penser dans la transition? di Jocelyne Dakhlia

La Tunisia e la sua transizione, un processo da ripensare a cominciare dalle parole. In occasione dello stage di arabo all'IRMC 2017, è stata distribuita e suggerita una bibliografia in merito che ho il piacere di condividere.

http://nachaz.org/blog/peut-on-penser-dans-la-transition-jocelyne-dakhlia/

PEUT-ON PENSER DANS LA TRANSITION ?

Jocelyne Dakhlia


jocelyne3Ce texte a été pensé et présenté dans le cadre du colloque organisé par Baccar Gherib les 27 et 28 avril 2016 à Tabarka (Université de Jendouba) : « La transition dans l’économie politique de la Tunisie ». Je remercie sincèrement Baccar Gherib pour cette rencontre ainsi que l’ensemble des participants. 
J. D.
Nous publions ce texte avec l’aimable autorisation des organisateurs, en primeur, avant la parution des actes du Colloque. Merci encore à Baccar Gherib et à ses collègues. Nachaz




Nous avons tous un rapport personnel aux mots, forgé par notre histoire familiale mais aussi par notre histoire nationale et par notre inscription, ou nos inscriptions, dans des histoires collectives. Par exemple, le mot « nationalisme » n’aura pas du tout les mêmes connotations s’il est employé en Tunisie, en Algérie ou en Pologne, des pays où il endossera une connotation noble, de libération d’un joug colonial, et en Grande-Bretagne ou en France, où « nationalisme » est un terme associé, au contraire, à des réalités plutôt négatives, xénophobes…[1] Je pars donc de cette idée que les mots drainent avec eux des valeurs et des connotations qui peuvent être opposées selon les contextes.
Le mot « transition » est de ceux-là. Il suscite en moi une forme de résistance, de réticence – pour sortir du lexique psychanalytique de la résistance -, il suscite donc en moi une réticence dont je ne sais pas a priori si elle fait écho à une sensibilité personnelle, à un positionnement intellectuel et politique personnel, ou si elle épouse une opposition plus collective à son emploi et à sa réalité.
C’est ce malaise de la transition et d’une pensée de la transition que je voudrais essayer d’élucider et d’analyser ici.
Une première réponse, très simple, serait une réponse politique. Je n’ai pas envie de parler de transition parce que je fais le choix de la révolution. Des tempéraments politiques se révèlent depuis cinq ans et ils se sont en grande partie révélés tout de suite après la Révolution, d’une manière presqu’immédiate. A part les militants politiques assumés, minoritaires, beaucoup de citoyens tunisiens, y compris inscrits au RCD, étaient dans une forme de brouillard quant à leur propres tropismes politiques, et même pour ceux qui avaient eu un engagement clair et assumé, et qui en avaient, pour beaucoup, payé le prix, la Révolution a créé une nouvelle donne, une nouvelle épreuve des faits. Et donc à la croisée des chemins, en janvier 2011, deux options paraissaient s’offrir : l’option réformiste de la transition démocratique et l’option plus radicale de la révolution.
Des tempéraments politiques se sont donc révélés, des positionnements parfois inattendus se sont exprimés et, pour la première fois, il fallait se positionner jusque par le choix des termes. Transition ou révolution. Lorsque paraît un ouvrage de mon amie et collègue Kmar Bendana, par exemple, ouvrage intitulé Chronique d’une Transition, c’est pour moi une sensibilité politique qu’exprime aussi l’auteure et dont nous n’avions jamais eu l’occasion de parler. Dès les premières semaines de 2011, il y a eu en tout cas ce grand débat pour savoir si on était bien dans une révolution ou des révoltes, un soulèvement… Transition était généralement une manière politique de répondre hors la Révolution.
Mon choix propre était celui de la révolution, était celui de nommer une révolution, la nommer pour être plus sûre de la faire advenir. Mais mon malaise va au-delà de cette résolution de faire advenir par la force des mots un événement plus radical qu’une simple transition.
Un autre argument, en effet, second élément de réponse, qui plaide contre la transition, c’est la transitologie elle-même. C’est, comme il est bien connu, et les économistes notamment connaissent bien cette réalité, la mobilisation soudaine d’une masse considérable d’experts, généralement étrangers et généralement occidentaux, venus prêcher la bonne parole et venus proposer des modèles clefs en main de la démocratie. La science de la transition est devenue une manne financière, un marché. Et le mot transition est devenu bien sûr un automatisme de langage, un terme de référence, d’appel d’offres avec une société tout entière qui était supposée répondre à l’appel d’offres. La réticence que l’on peut exprimer en second lieu est donc celle-ci : notre histoire est agie, la transition est une hétéronomie. Toute révolution démocratique est désormais supposée emprunter une voie unique, imposée, qui est une voie à la fois et indistinctement démocratique et libérale ou néolibérale. Un « pack » plus ou moins non « négociable ».
Il faut donc mettre l’accent sur le caractère imposé, et imposé de l’extérieur, de cette entrée en transition mais le problème est que, ce faisant, et par cette réaction, on exprime aussi des accents de fermeture, et un repli possiblement contreproductif. Si la transition démocratique est une bonne chose en soi, doit être une bonne chose en soi, peut-on la refuser au nom de son caractère injonctif et du paternalisme des organismes internationaux et des innombrables experts qui viennent la vendre, ou qui en financent et vérifient, en contrôlent l’application ? Le malaise exprimé, que je ressens comme d’autres, provient du caractère univoque de ce modèle de la transition vendu clefs en main, qui est un modèle libéral capitaliste, et pourtant on constate que les débats sur un modèle alternatif ne sont pas si nombreux dans l’espace public tunisien. Même l’accueil par deux fois du Forum Social Mondial à Tunis, 2013 et 2015, n’a pas débouché sur des débats publics forts autour de modèles alternatifs de la transition. Et les expériences alternatives concernent plutôt les mondes associatifs, souvent dans des périphéries régionales, d’ailleurs, rurales, locales, plutôt que dans la centralité de la sphère publique la plus visible.
Aujourd’hui, à quelques exceptions près, plus ou moins heureuses, nous sommes tous des pays « alignés » et j’ai en tête ici le sens familier de l’expression : « aligner quelqu’un » c’est le mater, le faire rentrer dans le rang.
Le problème de la transition démocratique serait donc le problème de la transposition d’expériences autres, et antérieures, déjà advenues, si bien que la transition, finalement, peut se définir comme le problème d’un rapport au monde, d’une part, et comme un rapport au temps, d’autre part, au temps historique, à une antériorité et une histoire toujours déjà advenue… J’y ajouterais le problème de la comparaison, la difficulté de se comparer et donc la façon d’être « au Monde », d’exister dans le monde et à l’échelle du monde. Cette problématique, on l’a bien vue notamment dans l’écriture de la Constitution de 2014, qui a amené la mobilisation de nombreux experts étrangers et internationaux, alors même que la Tunisie compte un nombre important de juristes de compétence internationale. On s’est inspiré d’autres sorties de la dictature comme au Portugal, en Pologne etc… La même problématique d’une comparaison avec application d’une expérience extérieure fait sens aussi, et de manière systématique, pour la justice transitionnelle, où nous savons que des modèles universels s’élaborent sur la base d’expériences passées : Amérique latine, Afrique du Sud, Maroc… Sur cette base empirique, des experts définissent ce que dans le jargon des organismes internationaux on appelle « les bonnes pratiques » et il n’y aurait qu’à appliquer les recettes préconisées.
Quelques réserves que nous inspirent ces processus injonctifs, ils s’accompagnent d’une fantastique ouverture au monde ; la Tunisie ne s’était jamais autant comparée au reste du monde et le monde n’avait jamais autant ouvert les yeux sur la Tunisie. Cette ouverture est une merveilleuse chose en soi, à préserver. Elle suscite des crispations de refus pour partie légitimes : le refus d’être comparé, car il y a une violence injonctive et normative de la comparaison qui vous assigne une conformation, une référence externe, sans parler du processus paternaliste ou néocolonial qu’on peut évidemment dénoncer derrière ce modèle linéaire et univoque de la transition. Mais je veux dire que malgré le caractère souvent trop linéaire et univoque de cette voie toute tracée de la démocratie, il y a dans ces politiques de transition une ouverture sur le monde, un ancrage au monde qu’il faut à mon sens préserver comme un capital et que le débat public tunisien a trop vite tendance à rejeter. A rejeter ou à ignorer.
En effet, il est extrêmement difficile de prendre son destin en main et, dans le même moment, de se comparer. Nous observons l’élaboration de toutes sortes de réactions défensives, autour du thème de l’exception nationale, de l’irréductibilité culturelle, qui sont autant de tentatives de recentrage sur une histoire resserrée, spécifique, dans la négation de ce marché international de la transition ou dans une velléité un peu vaine le plus souvent de négociation avec lui.
Cette conception du changement politique qui nous est proposée est de toute façon une conception globalement managériale du politique, contre laquelle je m’inscris. C’est une vision tout institutionnelle du politique, au détriment du politique comme effervescence et comme réinvention de la cité et comme expression du sujet politique. Par cette démarche transitologique, l’institution est première, et très vite elle devient le tout du politique. Réduire le politique à une transition des institutions, fussent-elles démocratiques, est donc une atrophie, une réduction du politique et peut-être, en un sens, la mort du politique.
Il est vrai aussi que la pilule est amère. Que le paradoxe est assez énorme. C’est à dire que c’est dans le moment où la démocratie est en crise dans le monde occidental que ce même monde occidental salue l’entrée de la Tunisie dans le club. Crise ouverte… L’Europe de l’Est retrouve des accents dictatoriaux à peine démocratisée, comme en Hongrie ou en Pologne. Les libertés reculent aux États-Unis, en Europe, depuis le 11 septembre 2001 ; les États démocratiques verrouillent de plus en plus les libertés, et de toute façon il y a crise profonde de la démocratie et du principe de la représentation, qui concerne aussi le principe syndical, notamment, crise du principe même de représentativité et de représentation. Il faut donc constater un décalage manifeste entre un état réel, actuel, de la démocratie dans le monde euratlantique et le modèle démocratique que l’on nous vend et ce décalage n’est au fond que très peu analysé dans le processus « transitionnel » en cours en Tunisie. La démocratie recule dans ces sociétés prescriptrices. Ces régressions, assumées ou non assumées de la démocratie ne sont pas prises en considération, dans la comparaison. Y compris la collaboration internationale face au terrorisme : celle-ci n’est pas analysée en termes d’atteinte aux libertés et d’impact sur la transition démocratique… Le rapport au monde de ces nations démocratiques est toujours un rapport conquérant, dans lequel être démocrate devient un label ontologique plus qu’une réalité éprouvable et dynamique. D’ailleurs, un argument régulièrement employé à propos d’Israël avant les Printemps arabes était que c’était un État démocratique. Une différence d’essence est donc l’enjeu.
Il s’est établi ainsi un partage du monde fondé sur l’appartenance, ou non, à un club des États démocratique. Et nous constatons une hypocrisie énorme ou une illusion énorme à prétendre enseigner et partager un modèle dont on sait qu’il doit lui-même entrer en transition, se réformer. Pour parler simplement, si l’on nous vend ce modèle, il faut aussi débattre de ses faiblesses et de ces écueils actuels. Les multiples mouvements sociaux qui ont suivi la révolution tunisienne, des Indignés de Madrid au « Printemps érable » québécois, en passant par le Sénégal, Tel Aviv,  Istanbul et le Parc Gezi…, tous ces mouvements disent justement qu’il n’est pas d’entrée linéaire possible dans le modèle démocratique et que celui-ci doit se réinventer, qu’il est en train de se réinventer. Le dernier de ces mouvements, en date, Nuit Debout, en France, n’a d’ailleurs plus de référence originaire à la Révolution tunisienne – même si le 21 avril 2016 un homme a tenté de s’immoler sur la Place de la République à Paris.
Toute transition démocratique linéaire est donc un mensonge si nous ne débattons pas en même temps des échecs ou des impasses en cours du modèle de la démocratie représentative, si nous ne débattons pas de toutes les alternatives démocratiques et de toutes les entraves démocratiques aujourd’hui concevables.
Le problème est aussi que nous, citoyens tunisiens, récusons toute la charge négative qui va de pair et nécessairement avec les pratiques démocratiques. Nous pensons cette évolution comme le passage d’un mal vers un bien, ce qui est évidemment le sens global de toute cette affaire, mais le point qui fait résistance, ce qui nous empêche pour une grande part de nous projeter sereinement dans la dynamique démocratique, c’est la difficulté d’accepter toute la charge négative qui va aussi, indissociablement, avec la démocratie. C’est à dire que nous avions complètement idéalisé la démocratie et l’image de celle-ci dont nous discutions après la Révolution était une image épurée, idéale, irréelle. En effet, la démocratie, d’une certaine façon, est toujours sale. Elle est fondée sur le désaccord et la divergence de vues, elle implique donc le conflit, la division, et donc elle va aussi avec l’invective, l’accusation, le déballage de linge sale, et avec des procès plus ou moins scandaleux… Si la démocratie signifie la transparence ou plus de transparence, elle présuppose aussi, par conséquent, l’exhumation permanente d’affaires plus ou moins troubles, plus ou moins sales, et un processus de doute permanent, de mise en accusation permanente des adversaires. A cela nous n’étions pas préparés et alors que nous sortions d’un système unanimiste, où ce déballage ne se faisait qu’en catimini, sous le manteau – la transparence existait mais en arrière-scène, pas de manière centrale -, aujourd’hui nous découvrons que la démocratie fonctionne aussi sur la base de ces mêmes accusations et déballage portés au grand jour. Nous pensions aller vers la lumière, or nous découvrons qu’en apparence, le personnel politique n’est pas plus moral ou vertueux en démocratie. En démocratie, ce sont en effet les institutions qui sont vertueuses, non nécessairement les hommes et les femmes, ou les partis. Formulé autrement, ce qui fait la démocratie représentative est la confiance dans les institutions, non dans les personnes ou dans les partis.
Autrement dit, entrer en démocratie c’est aussi accepter ce régime de transparence qui peut nous renvoyer une image très négative de nous-mêmes ou de nos acteurs politiques et représentants politiques. Il s’ensuit une impression d’échec et de régression, alors même que cette transparence est une expression du processus démocratique  – avec tout le problème, par exemple, de définir les limites de la vie privée et de la vie publique, de ce qui peut être dit et pas dit, réprimé ou pas… Et qui est variable selon les sociétés et souvent forgé par consensus plus que par des règles écrites. On voit bien comment en Europe occidentale, par exemple, il y a des pays où des ministres démissionnent au premier scandale et des pays où la pratique est différente.
J’exprime donc ces réserves sur la transition sans ironie parce que je crois foncièrement en l’idée démocratique, c’est-à-dire en l’idée d’une égalité fondamentale et non négociable de tous les individus sans distinction, hommes et femmes, et parce que je suis presque prête à me rallier à l’idée qu’il ne peut exister de révolution sociale ou de révolution sociale viable sans changement des institutions. Il n’y a peut-être pas lieu en effet de considérer que le réformisme de la transition, que la vision transitionnelle serait l’envers de la Révolution ou serait contre-révolutionnaire. Chantal Mouffe, qui est l’une des inspirations théoriques de Podemos, a récemment insisté sur le fait que l’opposition réformisme/révolution est en grande partie inspirée de la tradition française et n’est pas nécessairement pertinente. Il y aurait selon elle du réformisme révolutionnaire.
Le problème est ici de savoir si la réforme des institutions, de l’État, est un préalable à la justice sociale ou si elle l’accompagne et en est l’expression. Or nous sommes clairement partis sur une logique du préalable et d’un préalable qui se substitue à la visée de justice sociale et au projet révolutionnaire initial.
Ces questions de fond étant évoquées, mon malaise à penser la transition persiste car au fond il tient à autre chose. Mon malaise provient d’une impression de voir l’histoire se répéter. En réalité, quand étions-nous jamais sortis de la transition ? Quand avons-nous cessé de nous penser en transition ?
L’Indépendance tunisienne  en 1956 a amené avec elle une course vers le développement, une marche à pas forcés vers toute une série d’objectifs économiques, sociaux, culturels qui eux-aussi étaient prédéfinis, préétablis, et qui procédaient d’un étalon international du développement.
Si l’on remplace en Tunisie ‘transition démocratique’ par ‘sortie du sous-développement’, on se retrouve quelques décennies en arrière à vivre le même rapport au temps, avec l’idée d’un moment charnière et d’une situation de rattrapage. Nous avions intégré en effet par le discours politique le plus explicite l’idée d’un « retard » et cette même idée d’un retard à rattraper s’impose à nous de manière similaire aujourd’hui, avec la différence qu’il ne s’agit plus d’une injonction présidentielle paternaliste et autoritaire. Rattrapage, linéarité du développement et du take-off…, du décollage économique…
A l’injonction économique a succédé l’injonction politique, mais la logique est la même. Nous sommes dans un moment suspensif, et en suspens. Dans l’attente du moment où nous serons réellement démocrates, comme nous étions dans l’attente du moment où nous serions réellement développés, et civilisés, “éduqués” etc… La perspective de la transition est donc ce qui nous empêche d’être au présent et de nous vivre politiquement au présent, comme communauté politique au présent. Cette communauté serait en construction ? Mais la démocratie est toujours en construction, c’est une vigilance permanente, une conquête permanente, car de nouveaux droits sont toujours à acquérir, ou à reconquérir, à préserver…
En effet, cette perspective de la transition est toujours ce qui permet de dire que « ce n’est pas le moment ». D’établir des hiérarchies et des priorités. Ce n’était pas le moment de prétendre à la liberté politique et au pluralisme politique lorsque nous étions dans la sortie du sous-développement et aujourd’hui ce ne serait pas le moment de plaider pour la justice économique et sociale tant que nos institutions ne sont pas stables, que la crainte de l’État n’est pas restaurée… Nous risquons de nous laisser enfermer dans la même logique d’une transition qui justifie toujours la mise en attente.
Et si nous élargissons la perspective historique, nous observons que cette injonction linéaire de se construire pour un futur toujours en recul vient de loin. Toute la perspective de la Nahdha au tournant du XIXe et du XXe siècles était sous le signe d’une réforme et donc aussi d’une transition. Mais laquelle ? Au moins, les perspectives de la réforme étaient-elles plurielles dans ce moment (mais cette pluralité est aussi avérée aujourd’hui si l’on prend en compte le pluralisme politique nouveau). A la fin du XIXe siècle comme au tout début du XXe siècle, certains acteurs politiques voulaient une modernisation par une inspiration des sociétés occidentales, d’autres voulaient une réforme par un retour aux sources, retour aux sources modernisateur pour certains, strictement conservateur pour d’autres, avec toutes les gradations et variations possibles entre ces options… Les sensibilités étaient multiples mais ce que tous partageaient était le diagnostic d’un retard, et le principe d’une course mondiale à la modernité dans laquelle les pays islamiques, pas seulement arabes, auraient été en retard.
Sur ce plan aussi il y a lieu de relier la problématique du retard, ce fameux :« pourquoi les autres pays ont-ils progressé et pourquoi sommes-nous restés en arrière », titre de tant d’ouvrages dans tout le monde islamique, il y a lieu de lier cette perspective du retard et de la réforme à celle de la transition parce que le rapport au temps y est au fond semblable. C’est une idée globale du Progrès, une foi dans le Progrès qui sous-tend l’idée d’un but prédéfini à atteindre.
L’idée de Progrès postule que la marche de l’humanité s’effectue pour son bonheur et son avancement et, quoi que l’on pense aujourd’hui de cette idée, elle n’était pas historiquement contenue dans un modèle socioéconomique unique. Se libérer du travail, ça a pu être une des expressions du Progrès, par exemple. Mais qu’est ce qui constituait le bon gouvernement au XIXe siècle ? A l’époque de Bin Dhiyâf ? De Khayr ad-dîn ?
Sans idéalisation de ce modèle socio-économico-politique, je voudrais rappeler que le XIXe siècle tunisien- et maghrébin et islamique- a continué, jusque dans ces périodes tardives, jusque au cœur du réformisme d’un Khayr ad-dîn, de se référer au fameux « cercle de l’équité ». C’est une conception du politique en Islam que la recherche historique est en train de redécouvrir, mais que les économistes aussi, pour certains d’entre eux, réinvestissent, parce que c’est une formulation circulaire de l’équilibre du politique dans la justice économique et sociale (une justice pas forcément égalitaire ni démocratique au demeurant). C’est une formulation de l’équilibre politique qui nous intéresse ici au sens où, par contraste avec les dictatures arabes du XXe siècle, la pensée sultanienne de l’adab as-sultânî était vraiment une pensée du présent. C’est la politique immédiate du sultan qui fait la fidélité de son armée, c’est sa justice immédiate, idéalement sans délai, qui fait la prospérité des sujets et qui fait rentrer l’impôt, c’est la prospérité des sujets qui fait l’État, lequel à son tour protège ses sujets. Je n’entre pas ici dans une analyse de ce cercle vertueux sinon pour souligner à quel point sa perspective était celle d’une immédiateté du politique et de ses effets sociaux. C’était une pensée du présent, et cette référence était toujours celle de Bin Dhiyâf et de savants de son temps comme de Khayr ad-dîn . Cela n’était pas exclusif d’une conception du Progrès, au sens de l’accumulation bienvenue d’édifices publics, par exemple, pour le bien public ; ou l’idée que la prospérité assurait la sécurité des biens et des personnes. Il y a bien une « modernité », une actualité à redécouvrir dans cette pensée sultanienne. Elle est d’autant mieux à redécouvrir que les historiens remettent aujourd’hui en cause le principe d’un déclin historique du monde islamique – question pourtant si fortement enracinée dans tous les esprits. La notion de retard devient par là-même encore plus fragile et caduque. Les linéarités historiques, de manière plus générale et globale, n’ont plus beaucoup de sens ou sont remises en cause par la recherche historique – alors que l’affirmation de la Nahdha était empreinte de ces linéarités.
Cependant, le propre des réformes nationalistes, au sens noble du terme, de la Nahdha, a été de construire aussi, de manière nouvelle, une linéarité contre-occidentale ou une linéarité parallèle à l’histoire occidentale désormais conquérante et dominante. Il n’y avait plus d’histoire en soi, même par la pensée. Bien sûr, il n’y a jamais d’histoire en soi. L’Europe s’est construite dans la référence au monde musulman tout autant que le monde islamique s’est construit dans la référence à l’Europe, et plus encore que dans la référence, dans l’interaction et l’imbrication permanente, de part et d’autre de la Méditerranée ou de l’Adriatique[2]. Toute histoire est toujours interactionnelle. Interaction, confrontation, intrication, n’empêchaient pas de se penser dans un développement propre et d’agir en ce sens. Du mouvement de la Nahdha, les historiens aujourd’hui récusent qu’elle aurait été seulement une réponse, une réaction aux tutelles coloniales, directes ou indirectes, de l’Occident[3]. Ils y voient plutôt une dynamique propre, endogène. Le fond d’interaction constitutif des sociétés que nous prenons aujourd’hui en considération dans le travail historien n’exclut de toute façon pas qu’au XIXe s’opère une confrontation nouvelle et différente à une société devenue autrement conquérante et dominatrice. Ainsi, la pensée complexe de la Nahdha introduit un régime de réformes et de transitions fondé sur une idée de libération, émancipation, première forme conditionnelle et suspensive, puisque l’on est dès lors tendu vers un but, et ancré sur une idée de rattrapage, de mise à niveau, par rapport au monde extérieur, deuxième forme conditionnelle et suspensive. La nation tout entière attend d’atteindre un but. Les Indépendances ont reconduit au fond ce même principe et il faut craindre cette reproduction mimétique aujourd’hui.
Il y a lieu d’identifier aussi derrière la posture de la transition des enjeux politiques purs et durs et des enjeux de conjoncture : ce ne serait pas le moment, au choix, de dépénaliser l’homosexualité, d’abolir la peine de mort aujourd’hui ou de fragiliser l’unité nationale en autorisant le multipartisme, autrefois. Il se dessine, heureusement sans consensus, une hiérarchisation des priorités non pas en fonction d’un présent, mais en fonction d’un avenir sanctifié. Le présent, lui, est toujours sacrifié. C’est aussi, bien évidemment, un discours tactique.
L’enjeu qui apparaît est presque philosophique, par-delà les débats tactiques et stratégiques. La perspective de la transition, c’est en effet ce qui nous empêche de nous penser au présent. En histoire, il y a une notion que je récuse et que j’essaie toujours de déconstruire, c’est la notion de « période de transition ». C’est une notion qui ne veut rien dire, car au fond n’importe quelle période (que nous définissons comme telle, que nous construisons) est alors une période de transition. Il n’y a pas de période en soi. Une période est toujours après quelque chose et avant autre chose. Parler de période de transition, c’est une lecture rétrospective et donc téléologique. Si l’on veut isoler une période historique et l’analyser, il faut la prendre comme un moment en soi, l’analyser en elle-même et non comme une voie déjà écrite vers autre chose.
La notion même de transition, c’est-à-dire l’espoir d’un après, est peut-être, dans une certaine mesure, ce qui nous empêche de mettre en œuvre au présent plus de justice sociale, sans attendre. Il est vrai que l’écriture de la Constitution nous a projetés comme communauté politique dans le futur, nous a contraints à nous penser dans le futur plutôt qu’au présent. Il s’agissait par définition d’un texte fondateur, pour l’avenir et non pour le présent, et donc le schème de la suspension et de la transition s’en trouvait reconduit, et même démesurément étiré puisque cette écriture a dépassé tous les délais prévus. Mais c’est de manière structurelle, il me semble, que ce processus a tourné le dos à d’autres objectifs que l’institutionnalisation politique. C’est une récupération de la révolution, certes, c’est une confiscation, mais d’une certaine façon est-ce que ce n’était pas dans la logique d’une hiérarchie des objectifs introduite par la notion même de « transition démocratique » ?
Or le problème majeur, c’est celui d’une illusion de la fin du processus. L’écriture de la Constitution est un objectif atteint mais il y a toujours d’autres objectifs à parachever. Quelle est la fin de la transition ? En réalité il n’y a pas de fin possible, car la démocratie est un processus par définition toujours en construction, toujours inachevé, toujours à défendre ou à pousser plus loin… D’où l’importance de ne pas se focaliser sur des modèles externes illusoirement finis comme la démocratie américaine, mais toujours en dynamique, et dans une dynamique aujourd’hui régressive. Et donc s’engager dans la voie de la démocratie, c’est toujours être déjà démocrate, sachant que, comme je l’évoquais, la démocratie n’est pas une vertu personnelle ou collective, mais la vertu d’un dispositif institutionnel jamais véritablement achevé, d’un processus institutionnel, toujours en construction par nature. Il n’en est que plus légitime de penser au présent la justice sociale, comme une composante de l’édification démocratique, comme son soutènement, au lieu de la penser comme un bienfait second et dérivé, reporté à un avenir toujours plus stable et plus sûr. Le politique se vit au présent.
Deux petites remarques, enfin. La première est relative à une contradiction qui m’apparaît mais que peut-être des spécialistes d’économie politique sauraient résoudre. Cette contradiction est la suivante. Comme je viens de le souligner, la pensée de la transition nous ramène mimétiquement à d’autres temps forts transitionnels, Nahdha et réformes de l’Indépendance, dans la même linéarité téléologique. Or dans ces deux moments historiques, qui sont peut-être en un sens un même moment national décliné différemment, l’échelle politique pertinente était celle de la nation. A fortiori dans les années 1960 et 1970 où les modèles socialistes et socialisants pesaient fortement sur les destinées tunisiennes et arabes, l’individu et les droits de l’individu n’avaient guère leur place dans des régimes autoritaires et de transition sociétale à marche forcée. On peut penser par exemple à la politique de planning familial qui n’était jamais conçue comme une libération individuelle et personnelle des femmes, mais comme un bien pour la nation et la société tout entière.
Aujourd’hui, je redoute personnellement une réitération de cette même logique, mais la différence est que nous sommes passés à des modèles dominants libéraux, centrés sur l’individu, ses droits et son agency, tout en invoquant idéalement, et c’est là qu’est le problème, le même unanimisme national, renforcé aujourd’hui par les menaces de terrorisme, de guerre et par les enjeux sécuritaires.
Le discours des droits et des responsabilités individuels est bien là et il est premier dans les éléments de langage des ONG, des organismes internationaux, mais sur le plan politique, nous sommes toujours dans une logique rémanente et idéalisée de l’accomplissement collectif unanimiste, d’un idéal unitaire, avec l’idée bien ancrée que ce qui nous divise nous rend plus faibles. Il me semble qu’il y a des logiques contradictoires, avec certainement des clivages générationnels aussi, les jeunes générations étant plus sensibles que leurs aînées à un discours de l’accomplissement individuel et personnel et moins réactives aux injonctions unitaires. C’est plutôt une question que je pose.
Une deuxième et dernière remarque possible concerne la linéarité de l’histoire et le moyen d’en sortir. Je ne veux pas dire par là qu’il faut envisager l’histoire comme cyclique et sans perspective d’accomplissement linéaire, de cumul, d’avancement et de progrès. Mais il y a des linéarités ouvertes, celle qui ne sont pas déjà écrites et il y a des linéarités plus ou moins fermées, verrouillées parce qu’elles ont un horizon assigné, ce sont les linéarités de la transition. Or je souhaiterais que la révolution nous ramène à un futur qui n’est pas déjà écrit, à l’ouverture des horizons du possible, au-delà d’un répertoire fini. Il s’agirait donc de passer d’une pensée de la transition à une pensée du devenir.

Notes
[1] Sur ce rapport aux mots, voir l’ouvrage récent de Hédia Baraket et Olfa Belhassine, Ces nouveaux mots qui font la Tunisie, Céres Editions, Tunis, 2016
[2] Je prends la liberté de renvoyer ici aux deux livres dont j’ai coordonné la publication avec B. Vincent et W. Kaiser, Les Musulmans dans l’histoire de l’Europe, Paris, Albin Michel, 2011 et 2013.
[3] Voir par exemple la notice que Leyla Dakhli consacre à ce mouvement dans le Dictionnaire de l’Humanisme arabe, 2012